
L’ancien lieutenant-colonel de l’armée américaine, Royston Potter, a partagé avec moi un article que le projet “Paideuma-TV” a publié sur le réseau social Twitter/X, en me suggérant que cette analyse de l’influence du sabbatianisme sur la franc-maçonnerie, le fabianisme et notre dilemme actuel pourrait m’intéresser. C’est en effet le cas, et c’est pourquoi j’ai décidé de publier ci-dessous une traduction française de cet article. Roy Potter écrit sur X : « Article intéressant sur un sujet que j’aborde souvent ici sur X et sur YouTube. En résumé ? Chaque apparition d’une figure messianique autoproclamée s’est soldée par une catastrophe ou une autre. Les luttes actuelles de Bibi, de Trump (oui, Trump), du mouvement Chabad-Loubavitch et du sionisme se termineront en tragédie. » Cet article s’intègre donc parfaitement à la catégorie “Khazars, Empire khazar et Nouvelle Khazarie” sur mon site internet.
Le projet “Paideuma-TV” aborde les questions fondamentales de l’identité culturelle et civilisationnelle de la Russie et de l’Occident, de l’être (ontologie) et du sujet, de la théologie et de l’eschatologie, de l’anthropologie du monde russe, des perspectives du « grand espace » (empire), de la logique du processus mondial, des rapports entre les civilisations, des paradigmes de la Tradition, de la Modernité et de la Postmodernité, des fondements et de l’effondrement des civilisations et cultures modernes, et du devenir de l’Homme. La profondeur de la formulation des questions exclut toute analyse superficielle, toute prévision futuriste inexacte et tout projet social irresponsable. Les programmes de “Paideuma-TV” mettent en lumière les points faibles intellectuels du monde russe et de l’espace eurasien, et établissent une nouvelle plateforme intellectuelle pour résoudre les questions majeures de notre époque : faut-il maintenir la culture, les civilisations, l’histoire, la pensée, l’esprit, l’Homme, l’univers en tant que tel, ou bien laisser les forces infernales d’une matérialité débridée dissoudre tout cela dans le brouillard sourd de l’inconscience et de la folie du monde moderne ?
Département d’analyse de l’Institut de Tsargrad
L’année 1666 est entrée dans l’histoire intellectuelle européenne non seulement comme une date marquée par la Grande Peste et le Grand Incendie de Londres, mais aussi comme l’apogée des attentes messianiques centrées sur la figure de Sabbataï Tsevi. L’historiographie traditionnelle a longtemps isolé le sabbatianisme, le traitant exclusivement comme une crise interne au judaïsme. Cependant, les travaux de Richard Popkin et les recherches monumentales de Jonathan Israel ont démontré de manière convaincante que ce phénomène était profondément intégré au contexte européen plus large. À travers un réseau de dissidents (non-conformistes) en Angleterre et aux Pays-Bas, la figure du pseudo-messie juif est devenue un catalyseur de débats dépassant largement le cadre théologique, ouvrant paradoxalement la voie à un cosmopolitisme séculier.
Le cadre théorique et la « troisième force »
Richard Popkin a proposé la thèse d’une « troisième force » dans la pensée du XVIIe siècle : un groupe intellectuel n’appartenant ni à la scolastique orthodoxe ni au rationalisme cartésien strict. Il s’agissait de penseurs qui alliaient scepticisme scientifique et profond intérêt pour les prophéties bibliques. Jonathan Israel, développant le concept des Lumières radicales, désigne Amsterdam comme un creuset unique où les frontières confessionnelles s’estompaient. C’est là que la nouvelle de Sabbataï Tsevi fut perçue non comme une hérésie, mais comme l’accomplissement potentiel de prophéties communes aux religions abrahamiques.
Le maillon essentiel de ce processus fut Petrus Serrarius, théologien et millénariste néerlandais. Véritable carrefour d’informations entre la communauté juive d’Amsterdam et les intellectuels londoniens, Serrarius contribua à créer un climat où les protestants considéraient Sabbataï Tsevi comme un instrument de la Providence divine. Pour nombre de chrétiens de l’époque, le retour des Juifs en Palestine était une étape nécessaire au Second Avènement du Christ, conférant ainsi une légitimité théologique aux succès de Tsevi aux yeux des protestants radicaux.
Radicalisme politique : le sabbatianisme et les « hommes de la cinquième monarchie »
Le phénomène Sabbataï Tsevi trouva un écho particulièrement fort en Angleterre, en raison du terreau idéologique préparé par les « Hommes de la Cinquième Monarchie » (Fifth Monarchy Men ou Fifth Monarchists en anglais). Cette secte puritaine radicale, active durant la guerre civile anglaise et le Protectorat cromwellien, prônait une doctrine fondée sur le Livre de Daniel. Ses membres croyaient qu’après la chute des quatre monarchies terrestres (babylonienne, perse, grecque et romaine), la Cinquième Monarchie – le Royaume du Christ sur terre – s’instaurerait.
Après la Restauration des Stuart en 1660, les espoirs politiques des monarchistes s’effondrèrent et le mouvement entra dans la clandestinité, rongé par une profonde frustration. L’apparition de Sabbataï Tsevi en 1665-1666 fut perçue par eux comme un signe extérieur attendu depuis longtemps, un deus ex machina destiné à détruire l’ancien ordre mondial, y compris la monarchie Stuart honnie et la papauté. Selon leur interprétation, le messie juif devait anéantir l’Empire ottoman, déclenchant une série d’événements menant au règne mondial des saints. Ainsi, l’intérêt que portaient les radicaux anglais à Tsevi était moins philosemite que révolutionnaire et politique : le mysticisme juif devint un moteur pour le républicanisme anglais.
Benoît Spinoza : L’alternative rationnelle à l’extase mystique
Dans ce contexte d’hystérie messianique, la figure de Baruch Spinoza, exclu de la communauté juive d’Amsterdam une décennie avant l’ascension de Tsevi, revêt une importance particulière. Jonathan Israel souligne que le spinozisme et le sabbatianisme se sont développés au sein d’un même contexte socioculturel, représentant deux réponses diamétralement opposées à la crise du judaïsme traditionnel et de la conscience européenne en général.
Tandis que le sabbatianisme offrait une échappatoire irrationnelle et mystique par le biais de miracles et d’un chef charismatique, Spinoza proposait la voie de la raison et du monisme philosophique. L’effondrement du mouvement Tsevi (son apostasie à l’islam) porta un coup fatal à l’autorité de la tradition rabbinique et à la foi en la prophétie. Ce vide, selon Israel, créa les conditions idéales pour la réception des idées de Spinoza. Le Traité théologico-politique (1670), publié peu après l’effondrement du sabbatianisme, fut perçu par de nombreux intellectuels désabusés comme un manifeste pour une ère nouvelle, où les philosophes remplaceraient les prophètes et les lois naturelles les miracles. Ainsi, l’échec du sabbatianisme ouvrit paradoxalement la voie aux Lumières radicales.
Henry Oldenburg et les réseaux proto-maçonniques
Un aspect crucial de la réception du sabbatianisme réside dans le rôle des communications scientifiques. Henry Oldenburg, secrétaire de la Royal Society de Londres, entretenait une correspondance suivie avec Spinoza, Boyle et Serrarius, s’enquérant régulièrement des nouvelles du « Messie juif ». Le fait que le secrétaire de la plus prestigieuse institution scientifique d’Europe s’intéressât à un messie kabbaliste réfute le mythe répandu d’une séparation rigide entre science et mysticisme au XVIIe siècle.
Bien qu’Oldenburg soit décédé en 1677 et n’ait donc pas pu participer physiquement à la fondation de la première Grande Loge en 1717, son œuvre en a jeté les bases. Il fut l’un des architectes de ce que le physicien Robert Boyle appelait le « Collège invisible », un réseau d’intellectuels unis par la recherche de la vérité en dehors des dogmes confessionnels. Les chercheurs en ésotérisme (notamment dans les ouvrages analysés par Popkin) notent que la structure de la Royal Society et les réseaux de correspondance d’Oldenburg intégraient des éléments de l’idéal rosicrucien de « réforme universelle ». Ces cercles intellectuels, où la discussion de la physique et de l’eschatologie était autorisée, devinrent le prototype des loges de la franc-maçonnerie spéculative. La transition de la franc-maçonnerie “opérative” à la franc-maçonnerie “spéculative”, qui culmina en 1717, reposait précisément sur cette culture de tolérance, de curiosité scientifique et de dissidence discrète cultivée par le cercle d’Oldenburg, influencée, en partie, par les aspirations philosemites de l’époque de Sabbataï Tsevi.
Conclusion
Le lien entre les protestants anglais et néerlandais et le mouvement Sabbataï Tsevi représente un tournant décisif dans l’histoire intellectuelle du début de l’époque moderne. L’interaction entre le protestantisme radical (le Cinquième Monarchisme), le messianisme juif et la science naissante (le cercle d’Oldenburg) a créé un climat d’effervescence intellectuelle unique. L’effondrement des espoirs sabbatiens a discrédité la méthode eschatologique d’appréhension du monde, contraignant les intellectuels européens à rechercher de nouveaux fondements. C’est dans ce contexte que le rationalisme de Spinoza et les structures organisationnelles qui ont préfiguré la franc-maçonnerie ont offert une alternative : la construction d’une « Nouvelle Jérusalem », non par des miracles, mais par la raison et l’ingénierie sociale. ◼




