Il y a quelques mois, j’ai fait l’acquisition de deux autres publications qui s’ajoutent encore une fois à ma bibliothèque d’ouvrages sur l’histoire de mes ancêtres, c’est-à-dire les Fils de l’Ours. La première de ces publications est le N° 1 de la revue trimestrielle “Le Pays de Saint-Marcellin” publiée en janvier 1999, dans laquelle nous retrouvons un dossier de 5 pages concernant l’histoire de ma famille, dont un article bien étayé sur mon cousin Ulysse Richaud. Ce magazine est en quelque sorte une pièce de collection puisqu’il est aujourd’hui pratiquement introuvable. La deuxième publication que j’ai acheté est le livre de Gabrielle Sentis intitulé “La légende dorée du Dauphiné”, dans lequel on retrouve la légende de nos ancêtres que l’auteur situe dans le massif du Vercors, une région à cheval sur les départements français de l’Isère et de la Drôme. Cet ouvrage de 175 pages a été publié par les éditions Didier Richard en 1984. Il comporte 40 illustrations noir et blanc et 4 hors texte en couleurs. Gabrielle Sentis, conteuse et historienne, a publié plusieurs ouvrages de 1969 à 1993. Elle est bien connue pour ses ouvrages sur l’Oisans. Elle est décédée le 23 octobre 2010, à l’âge de 89 ans. Elle avait reçu pour l’ensemble de son œuvre littéraire sur le Dauphiné le prix Emile Escallier. Elle avait aussi reçu trois prix de l’Académie française, soit le prix Georges Goyau pour son livre “L’art du briançonnais” (1976), le prix Broquette-Gonin pour son livre “L’Oisans” (1979) et le prix Georges Goyau pour son livre “La légende dorée des Hautes-Alpes” (1984).
Je tiens encore une fois à préciser que les familles de Richaud et de Bouillanne sont liées par le sang et partagent une très longue histoire à travers les siècles. En effet, Nicolas Chorier écrivait dans le troisième tome de son ouvrage “Estat politique de la province de Dauphiné”, publié en 1671 : « Il y a une étroite union entre la race de Richaud à celle de Boliane. Elles habitent en même lieu, ont les mêmes titres et les mêmes armes, et tous intérêts sont communs entre elles. » Quant à Jules de Beylié, il écrivait en 1917 dans le “Bulletin de l’Académie delphinale” : « Les familles de Richaud et de Bouillanne qui, par suite d’alliances anciennes et répétées, n’en formaient en réalité qu’une. »
➽ Gabrielle Sentis : « Histoires d’ours et de loups » (1984)
Toutes les montagnes dauphinoises furent jadis, le séjour des ours, et le Dauphin Louis II, futur Louis XI, grand chasseur, se plaisait à les poursuivre. Dans la forêt de Quint, au Vercors méridional, il rencontra un ours énorme, qui l’attaqua, fait assez rare. Tout en le menaçant de son poignard, il appelle à l’aide. Mais que peut-il espérer, dans cette solitude sylvestre ? Un souverain génial va-t-il périr ainsi ? et l’histoire de la France changera-t-elle ? Non, car apparaissent des bûcherons, armé de haches, qui ont vite fait d’abattre l’ours, dont la chair leur sera une aubaine. Le Dauphin, reconnaissant, anoblit sur le champ ses sauveurs, les Richaud, et les Bouillane, leur donnant comme armes parlantes, une patte d’ours d’or, sur champ d’azur. Aux États de Romans, en 1788, vinrent 14 Bouillane et 27 Richaud, restés paysans, mais portant fièrement l’épée.
Pourtant, d’habitude, messire Brun n’attaque pas l’homme… qui le tue pour le manger. Alpinus nous dit, qu’en 1833, sous la Moucherolle, la bergère Mathurine trouva un ours debout, et tenant une chèvre sous chaque bras !… Elle lui jeta des pierres qu’il méprisa, et il s’en fut ainsi. Voulait-il boire leur lait ? Vers 1880, le père Tasse, l’ermite de Roche Béranger, s’était absenté, et revenait à son chalet, quand il vit une ourse énorme et son petit, couchés devant sa porte. Il résolut de patienter, et déjeuna sur le pouce, tandis que l’ourson « lui donnait une représentation de sauts et cabrioles ». Puis la mère et l’enfant rentrèrent dans la forêt.
Vers 1865, ils étaient encore nombreux dans le Vercors, la Chartreuse, Allevard, et les chasseurs commençaient à les traquer. En Chartreuse, l’un d’eux déjeunait d’une fourmilière, lorsqu’un quidam lui envoie une claque au derrière : il se retourne, pour être tué. L’ours Martin, familier des religieux cartusiens, était traqué par trente chasseurs, qui abandonnèrent sa poursuite, sauf Vialy, dans la tourmente de neige. Soudain, un soupir retentit à ses pieds : « l’ours reposait. couché et couvert de neige, au bout du soulier de Vialy, qui le tua par l’oreille ». Après une autre grande battue de 300 personnes, le narrateur et ses amis trouvèrent l’animal « tué raide par le crétin du hameau, avec un fusil impraticable ». Et le pauvre Martin, qui aimait trop les pommes de Chichilianne !… il en fut bien puni, malgré l’affection que le maître du verger lui portait. Rappelons aussi l’ours du Goléon (dans notre ouvrage sur l’Oisans), et celui de saint Arey (dans « la Légende Dorée des Hautes-Alpes »).
Le dernier ours du Vercors fut aperçu, dit-on. en 1937, près de Saint-Martin, et l’y réintroduire apparaît difficile.
➽ Par la grâce de l’ours aux pattes d’or, par Bernard Giroud
➦ Le Pays de Saint-Marcellin – N° 1 – Janvier 1999
La bise affole les feuilles rousses des fayards et balaye d’un souffle rageur les derniers nuages menaçant ce coin de Vercors. Une fumée blanche dénonce au loin une charbonnière que l’on cave, et les coups sourds d’une hache réveillent des troupes de grives cascadant de branches en branches. L’aube se lève sur la paisible forêt de Malatra, sur les pentes d’Ambel, en plein cœur du mandement des chartreux. Dans la vallée de Quint, en contre-bas, chuchote un ruisselet capricieux, la Sure. Tout est calme et sauvage. En ce matin du 15e siècle, le voyageur ne s’aventure guère dans cette contrée escarpée, dangereux royaume des ours, des loups et des brigands, mais la vie n’y est pas absente : fagotiers, débardeurs, braconniers, chasseurs, charbonniers ou bergers connaissent par cœur le lacis des sentes sillonnant les bois, le dédale des scialets et grottes parsemant ce chaos rocheux.
Mais pourtant, ce matin, c’est un cavalier solitaire qui chemine, l’œil aux aguets, sur les traces de sa proie. Aux dorures de son pourpoint, aux broderies du haut-de-chausses et au cuir luisant de ses bottes, on devine que l’homme n’est pas un vulgaire brûleur de loups. Point de sabots garnis de foin, ni de pélerine enduite de poix pour masquer l’odeur humaine. Malgré ses allures gauches et un visage disgracieux hérité de son père, ce discret aventurier a du sang bleu dans les veines ; il règne même en maître absolu sur la région du Dauphiné et sera dès juillet 1461 couronné roi de la France: Louis XI, monarque habile mais tourmenté, souverain patriote mais mal aimé.
Un Dauphin turbulent
Son père, Charles VII, a exilé ici ce Dauphin turbulent aux fins de réconciliation après une fâcherie légitime : en effet, l’ingrat rejoignit très tôt le clan des opposants au roi dans le mouvement féodal de la Praguerie. Rien de tel qu’un peu d’éloignement pour forger le caractère, pensait le père. De fait, le fils réorganise énergiquement le Dauphiné, en prélude aux méthodes qu’il appliquera plus tard au royaume tout entier. Il transforme le Conseil delphinal en Parlement, crée une Université à Valence, laisse aux cités leurs franchises mais affaiblit les maisons féodales. Son père dira de lui au duc de Bourgogne : « Vous nourrissez le renard qui mange mes poules ! »
Les seigneurs dauphinois font triste mine face à ce « Robin des bois » de l’époque, eux qui mènent grande vie à force d’impôts et de taxes sur tout : le quarton sur le vin (un quart), la tâche sur les grains (un dixième), la dîme sur les animaux (un dixième), la bûche sur le bois (un dix-huitième), la leyde sur le commerce (la TVA médiévale), les péages aux carrefours, les amendes, la taille (pour l’entretien des armées), plus tard la gabelle (sur le sel), les corvées, le vingtain (un vingtième) pour réparer les murailles. On en apprécierait ―presque― notre moderne impôt sur le revenu. Par ruse ou par force, Louis abat ces places-fortes. L’imprenable forteresse de Flandaines est de celles-ci, dont le seigneur se moque en patois du frêle Dauphin : « Lou vassa de fe valan miai que lou seignou de buro » (le vassal de fer vaut mieux que le roi de beurre). Louis rit jaune, courbe l’échine, feint d’oublier l’injure. Quelque temps après, il invite le vassal et sa suite à sa table. Mais pendant le festin, le château dégarni est pris d’assaut et impitoyablement rasé ; l’affront est lavé. La région devient un véritable État dans l’État sous cette poigne de fer. Pour l’heure, l’horizon du prince se limite à une forêt sauvage, loin des ors du pouvoir; et à quelques détails qu’il examine avec une attention mêlée d’inquiétude : de profondes griffures labourant les troncs argentés, des souches à demi arrachées, une fourmilière éventrée, du sang et des touffes de poils raides dans les ronciers… autant de signes du passage de l’ours, traqué depuis l’aube et déjà blessé d’un coup de pique.
Vercors, Chartreuse et Savoie sont alors des refuges inexpugnables de l’espèce. Une odeur âcre de bête fauve et les branches brisées d’un alisier confirme l’impression : l’animal meurtri s’est réconforté de ses mets favoris : œufs de fourmis, miel sauvage et sorbes juteuses. L’homme met pied à terre pour suivre la trace de sa proie sans éveiller ses soupçons. Et son escorte ? Elle s’est attardée dans ce dédale de rocs et d’à-pics et ne suit plus. Qu’importe ! Dans le désordre des feuilles du sentier, les échancrures des taillis de buis ou les marques sanglantes imprimées dans la terre, il lit comme dans un livre. Bondissant de roc en souche, il sent monter l’ivresse de la chasse, s’en remplit le cœur, fauve parmi les fauves. Au point d’en oublier la prudence… Trop tard ! Au détour du sentier, tapi contre la falaise, il est là, à trois pas, énorme. Épuisé par la poursuite et repu de son récent festin, l’ours sommeille, d’un œil seulement, à voir la vitesse à laquelle il se redresse. Ses grognements écorchent le silence de la forêt, décuplés par l’écho.
Il aperçoit enfin le minuscule adversaire humain qu’il domine de plusieurs têtes et qui ose le défier par surprise. Et ça, le plantigrade n’aime pas du tout, comme il se défie des paysans qui le chassent à coups d’épieu ou le débusquent dans ses grottes l’hiver.
Seul face au monstre
L’ours s’avance sur l’intrus en grondant furieusement. L’homme dégaine sa dague, une lame redoutable sortie des forges de la Fure à Rives et qu’il a déjà plongée dans le cœur de moult proies.
Il recule vivement, surpris de l’attaque. Mais son pied accroche une racine, le voilà à terre, souverain impuissant face à ce monstre de chair et de muscle.
Le jeune prince est perdu : il n’a de choix que l’abime derrière lui, la falaise barrant le chemin, et devant lui un pataud brunâtre aux dents acérées et à la lippe baveuse qui crie sa colère ; d’un revers de ses pattes griffues, il peut déchirer l’homme qui gigote à terre, agitant son frêle poignard et lançant des appels à l’aide vers ce ciel qu’il entraperçoit entre la cime des arbres, peut-être sa dernière vision. Une bête changera-t-elle le destin du royaume de France ? Après des instants interminables, deux silhouettes surgissent à l’orée du bois ; d’autres ours ? Non, deux hommes, vêtus pauvrement de peaux de bêtes et couverts de copeaux, mais armés de haches au fil luisant : des bûcherons, alertés par la danse bruyante du monstre et les cris du malheureux. En trois coups d’outils bien placés, la bête roule dans les éboulis, une patte brisée, le cœur encore palpitant, mais des blessures béantes aux flancs et au crâne d’où coule un sang épais. Un dernier râle, un ultime soubresaut, l’ours est mort et l’homme sauvé.
Le Dauphin Louis tombe dans les bras de ses deux sauveteurs, Richaud et Bouillanne, et les remercie derechef en leur jetant quelques pièces de sa bourse ; mais ils refusent aussitôt : « Messire, point d’argent pour un service ». C’est un chasseur soulagé, mais pâle comme une hermine, que les deux bûcherons ramènent à leur modeste cabane en rondins. Ils lui offrent de partager leur maigre pitance : du pain bis, sec comme pierre, mais qu’ils trempent dans une piquette à réveiller un mort, et du fromage de chèvre du pays qui sèche sur des claies de paille. Ragaillardi, Louis décidera de ramener au château de Beauvoir la dépouille de l’ours. Les sauveteurs chargent la bête sur un charroi et après plusieurs heures de voyage cahotant, Richaud et Bouillanne seront anoblis sur le champ.
Une noblesse vertueuse en haillons
Eux et leurs successeurs auront droit de porter l’épée, une tradition que respecteront leurs descendants jusque trois siècles plus tard : à l’aube de la Révolution française, lors des États Généraux du Dauphiné en l’église des Cordeliers à Romans, vingt-neuf de Richaud et seize de Bouillanne pauvrement vêtus arboraient fièrement leurs armes de nobles paysans. Dans leur baluchon, ils serraient précieusement des parchemins écornés (leurs titres de noblesse) et quelques provisions pour la route, lard et tommes mêlés. On affirme que la noblesse du cru se cotisa pour régler leurs dépenses. Et sur leur blason resplendissait une patte d’ours d’or sur champ d’azur. Par la grâce d’un ours et d’une salutaire rencontre, les bûcherons changèrent-ils le cours de l’histoire ?
Veuf de Marguerite d’Ecosse, Louis XI épousa en 1452 Charlotte de Savoie qui lui donna une noble progéniture : un fils Charles (le futur roi Charles VIII) et une fille Jeanne qui épousa Louis XII. Notre héros vécut jusqu’à 60 ans ― un bel âge pour cette rude époque guerrière ― plus craintif de ses adversaires politiques que des ours dauphinois. Quant aux ours, le dernier fut aperçu vers Saint-Martin en Vercors il y a 60 ans de cela. Depuis, les loups ont pris le relais, et l’on parle aussi d’y réintroduire des ours ; mais ceci est une autre histoire…
Si la légende du Dauphin Louis sauvé des griffes de l’ours par de pauvres bûcherons est belle et tenace, elle prend peut-être quelques libertés avec la réalité historique. Nous tenterons de dénouer les écheveaux entrecroisés du merveilleux et de l’authentique dans la rubrique consacrée aux descendants des bûcherons de la vallée de Quint, dont le travail de recherche et le devoir de mémoire est passionnant à plus d’un titre. Mais le propre d’une légende n’est-il pas de s’emparer de l’histoire pour la faire vivre au-delà des siècles, de l’enrichir de guirlandes et d’enluminures ? « Il était une fois deux pauvres bûcherons… » Au fond d’une grotte solitaire, une famille d’ours en pleure encore !
Le Dauphiné d’alors
Cette province aux contours variables recouvrait jadis les trois départements de l’Isère, de la Drôme et des Hautes-Alpes. C’est dire l’étendue et la diversité de cette principauté ― ensemble de multiples seigneuries ― et aussi son importance stratégique qui en fit la cible d’appétits multiples. La vallée de Quint et la forêt de Malatra en faisaient donc partie.
Elle prit le nom de Dauphiné au XIIe siècle sous Guigues IV, prince viennois qui l’administrait et qui avait pris le titre de Dauphin (c’était un des ancêtres du présumé héros véritable de notre légende). Sa fille Béatrix apporta le Dauphiné en dot à Hugues de Bourgogne. Et les dauphins se succédèrent jusqu’à Humbert II, l’hôte de Beauvoir, qui dévora sa fortune dans les fastes et le luxe, avant que de céder son royaume à Philippe VI en 1349, l’ayant démantelé pièce par pièce pour payer ses folies.
Il finit dans les ordres, moine dominicain exilé au couvent de Saint-Jacques à Paris, puis patriarche honoraire d’Alexandrie. Ne pouvant oublier sa gloire passée, face à son château dont il ne restera qu’un pan de mur troué d’une monumentale ogive, et son chagrin aussi de finir sans héritier : son fils unique ―selon la légende― était tombé d’une fenêtre de Beauvoir, échappant aux bras de sa nourrice.
Mais n’était-ce que la fatalité ? Une autre énigme à approfondir pour nos historiens !
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En tant qu’auteur et chroniqueur indépendant, Guy Boulianne est membre du réseau d’auteurs et d’éditeurs AuthorsDen et de la Nonfiction Authors Association (NFAA) aux États-Unis. Il adhère à la Charte d’éthique mondiale des journalistes de la Fédération internationale des journalistes (FJI).